S’il y a un modèle épistémologique qui ne semble pas pouvoir s’appliquer à la recherche documentaire, c’est bien, semble-t-il, celui du paradigme indiciaire établi dans les années 1980 par Carlo Ginzburg. Méthode indirecte et conjecturale, faite de « prophéties rétrospectives », ce modèle a avant tout été conçu pour des disciplines diachroniques telles que l’histoire ou l’archéologie et se concentre sur la détection de traces et le déchiffrage des indices quand le fait, passé, ne peut plus faire l’objet d’une appréhension sensible et directe. En cela, il semble s’opposer terme à terme à l’enquête documentaire, laquelle se déploie dans le présent et se fonde sur une observation factuelle – du moins pour ce qui est de son versant hérité du cinéma direct. Une telle révocation repose toutefois sur deux postulats qui se recoupent en partie et qu’il convient d’expliciter et sans doute de réviser : celui, d’une part, selon lequel le paradigme indiciaire serait un modèle exclusivement opératoire pour les disciplines diachroniques ; celui, d’autre part, selon lequel le documentaire se définirait exclusivement comme une pratique de l’observation, qui emprunterait son modèle et sa méthode à l’ethnologie, privilégiant le fait sur l’interprétation, l’attesté sur l’induit, le visible sur l’invisible. L’hypothèse ici proposée consiste précisément à étendre l’enquête documentaire au paradigme indiciaire, méthode pertinente, voire même la plus appropriée, pour appréhender certains phénomènes qui échappent à notre perception et ne peuvent être rangés dans la catégorie de « réalité factuelle ». Dans quelle mesure le concept d’indice élaboré dans un champ historiographique par Carlo Ginzburg est-il aujourd’hui un outil indispensable pour penser la pratique de l’enquête dans le champ documentaire ?